Vivre et manger et non pas manger ou vivre

« Avant, c’était simple d’inviter des gens à dîner », soupire une amie en évoquant ces jours heureux où les convives pressentis ne savaient  pas encore qu’ils étaient intolérants au gluten, aux produits laitiers, au maïs ou aux  méchantes pommes de terre, où il n’était pas requis de rallier un parti- végétarien, ayurvédique, végétalien, ou de succomber tête baissée- sur l’assiette- à un diktat diététique- chrono nutrition, régime dissocié…

Molière s’en serait gaussé, lui qui, dans son injonction à « vivre pour manger et non pas manger pour vivre » incriminait  l’obsession du toujours plus à l’inverse de ces pratiques alimentaires fondées sur le toujours moins. Restriction, contrôle, réduction, suspicion….La nutrition moderne a perdu ce charme simple de nos souvenirs gustatifs. La douceur des effluves d’une boulangerie,  le gâteau d’une grand-mère ou d’une voisine, la première fraise de l’année devant laquelle on fait un vœu, l’orange juteuse qui nous barbouille le menton, les parfums de rôtis et de pommes de terre sautées des jours de fête. Rares sont ceux, même dont l’enfance n’a pas brillé de joie, qui  n’ont pas goûté au moins une fois ces instants de délice simples. Innocence des papilles.

Depuis, la connaissance nous est venue, comme les avatars de la pomme d’Eve, pourtant bio vu l’époque. Information menaçante sur les scandales alimentaires, les abus des multinationales, les méfaits des pesticides et autres avatars de la cupidité. D’où la défiance, même sur les marchés de village, les cas de conscience aussi. Cette tomate présentée sur l’étal du cultivateur du coin, locavore bénéfice, vaut-elle celle du Naturalia, encagée parmi ces congénères vertueuses acheminées à grand renfort de kérosène depuis la Grèce ? Du bio pour soi ou pour la planète ? Nombrilisme tristounet qui m’évoque le destin de ce très bon époux ami condamné à présenter quotidiennement dès l’aube, sur un plateau au lit et dans une ornementation d’assiette chaque fois nouvelle les cinq fruits bio chaque jour différents, épluchés pour son épouse qui, ajoute sentencieux le  stockholmisé , « soigne particulièrement son alimentation.».

Se soigner….Et manger là-dedans ? Pour en avoir le cœur net, je me suis lancée dans une inspection sur le terrain, une sorte de store check dans les magasins bio majoritairement remplis de consommateurs au petit panier- sans doute célibataires ou DINKS (double income no kids), budget oblige. Le bio segmente. Mais n’empêche pas la peur. Partout de la prudence, des individus précautionneux abordant les travées avec un soin maniaque, la panique au ventre de s’égarer sur les chemins de la luxure alimentaire. Telle ma voisine de l’étal yaourt,  une dame pâle et fluette soupesant gravement chacun des pots de yaourts pour scanner la liste des ingrédients, ressassant comme un mantra l’enfer auquel elle s’est promise d’échapper, soit la liste des composants diaboliques- lactose, gluten, saccharose….J’avance le bras devant elle pour saisir une motte de beurre- de la ferme-, elle pousse un cri. Sortie de transe.

Là, j’hésite à courir vers la sortie en criant « On s’en fout, on va tous mourir! » façon bouffée alimentaire délirante, et c’est le cas de le dire. Comme c’est le sixième magasin où je constate ce type de comportement, je préfère prendre à parti une vendeuse :

– Excusez-moi, vous ne trouvez pas qu’il y a un gros paquet de psychopathes ici ?

Regard de connivence éblouie.

– Oh oui, si vous saviez…soupire-t-elle en préparant mentalement sa reconversion chez Pizza Hut, au moins on rigole et ça sent la tomate en boite. Et de se pencher vers moi :

– Vous savez quoi ? Hier, j’en ai vu un mettre une demi-heure pour acheter quatre courgettes. Il a testé tout le cageot au pendule ! »

Naturaliaïaïaïe !

Là, re-bouffée  de visions, cette fois, la vieille dame dehors assise par terre qui mendie «  sa pièce pour manger », les millions d’enfants faméliques dans le monde, les moines qui bénissent leur frugal repas de soupe et de pain, Jésus qui disait : » Ne vous inquiétez point, et ne dites pas : Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? « Car : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme ; mais ce qui sort de la bouche, c’est ce qui souille l’homme ». (Matthieu 6, 31-33)

Aberration. Eléphant dans la pièce, qui nous fait croire que nos problèmes relèvent d’une abondance de malbouffe, alors que c’est notre névrose qui se transfère sur l’obsession du bien manger, que c’est  le manque de reconnaissance qui nous abîme. Bio ou pas bio, selon les moyens et les budgets de chacun, toute nourriture qui nous échoit peut être l’occasion d’un accueil heureux, d’un réconfort humble. Une inspiration qui ne dépend que de nous, de notre façon de respecter la planète et ce qu’elle nous donne. Avec un minimum de traitement chimique, de négativité et  d’arrogance surtout.  Qui dit que le bio, ça ne se fabrique pas aussi de l’intérieur?

One Comment on “Vivre et manger et non pas manger ou vivre”

  1. Que dire du marketing alimentaire et du lien avec la mal bouffe ?
    Plasticienne engagée, j’ai réalisé une série de dessins intitulée « Pouvoir d’achat ». Absurdité et cynisme des mots utilisés pour l’étiquetage des barquettes de viandes. Cette série de dessins aux crayons de couleur reprend mot pour mot les étiquettes des communicants de l’agroalimentaire. Affligeant comment les slogans font avaler n’importe quoi …

    A découvrir : https://1011-art.blogspot.fr/p/dessein.html

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