« Mille millions de mille sabords ! »
« Je viens de l’ouest, la côte à la frontière de la terre, un espace où les naufrages trouent les récifs de leurs croix de désolation, où les bonnes mères de chair ou de pierre pleurent leurs enfants déchirés par les tempêtes qui fouettent les falaises. La côte de Bretagne goutte du sang de ses marins sacrifiés depuis des siècles pour sa survie, en dépit de leur talent, de leur courage, de leur héroïsme. Alors évidemment, les photos du Costa Concordia encastré dans la baie de l’île de Giglio, je ne comprends pas. Mélange de fascination et d’incrédulité. Ce gros bateau rutilant de blanc et de bleu navy mollement couché sur le flanc dort, telle une mère maudite enfermant ses secrets de victime et de fioul dans son ventre. Tout paisible sur les photos, strictement effarant.
Au-delà d’un remake sinistre de l’inoxydable sketch des Inconnus :
« Manu, descends !
-Pour quoi faire ? »
Ici transposé en
« Commandant, remonte !
-Pour quoi … ? » ,
le déroulement des faits entre la manoeuvre de salut aux autochtones ou l’Invichio, une spécialité du marketing très direct de la société Costa et la catastrophe finale, ouvre un espace….vide, terrifiant d’absurdité. Une zone de non-responsabilité, aussi menaçante qu’une zone de non-droit. C’est ce vide qui a rendu fous les responsables de la Capitainerie, enjoignant dans un langage musclé le maître à bord de regagner son poste. Un non accusé de réception flottant dans les dénégations floues grommelées par le même, réfugié à terre et au sec. Déni. Vide. Vertige pour tous, victimes, sauveteurs, spectateurs du drame.
Sans accabler davantage celui qui n’a pas voulu ou pu, l’incongruité des images, la violence des récits, les affabulations des uns, les dénégations des autres, les stratagèmes juridiques qui emplissent la béance de l’affaire, son évanescence médiatique liée au tarissement de l’émotion suscitée… Tous ces aspects du drame nous parlent de nous, de notre société, de notre rapport à la nature et à la tradition, à la patine de l’expérience qui, savamment travaillée, peut se transmuer en expertise.
Le Costa Concordia n’était pas un bateau ordinaire, juste un paquebot qui avait raté son baptême ( la bouteille ne s’était pas brisée sur sa coque), à l’instar du Titanic non baptisé par la White Star Line à Belfast en 1912. Et aussi un paquebot choisi par Jean-Luc Godard comme vitrine de la décadence mortifère de notre société dénoncée dans son dernier long métrage « Film Socialisme » , présenté en 2010 au Festival de Cannes. Un paquebot qui portait donc d’emblée en lui certaines caractéristiques qui, sans virer dans les superstitions du monde de la mer :
« Un navire qui n’a pas goûté au vin goûtera au sang » promet un proverbe de la marine anglaise,
pouvaient faire office de mise en garde. Eléments suffisants vous dira n’importe quel marin conscient, respectueux du savoir des anciens et de la culture spécifique de son métier, pour prêter une attention particulière aux aspects de sécurité à bord : cohésion de l’équipage, fluidité de la communication, simulation de situations de crise, état correct du matériel de sauvetage, qualité professionnelle et intelligence émotionnelle du commandant. Béance ici pour le dernier paramètre, opacité abyssale, d’où le mélange d’incrédulité et de répulsion que le drame suscite.
Car cet accident nous parle bien sûr de nous, les adultes compétents qui voguons tranquillement sur les flots sécurisés de nos vies. Qui sait si nos compétences professionnelles ne nous lâcheront pas en situation critique ? Qui sait si le déni n’est pas là, tapi au cœur de nos destins comme il l’a été l’an dernier pour un futur présidentiable aux pulsions incompatibles avec l’exercice de l’Etat ou pour ce commandant dont l’histoire révèle les ombres : accueil à bord d’une passagère clandestine, une « amie » moldave de la moitié de son âge, « repas » en tête-à-tête dans les étages avec elle lors de la tragique manœuvre qu’il venait de commander, abandon de poste, mensonges à la Capitainerie …
Ce professionnel collectionnait pourtant tous les diplômes de navigation nécessaires, comme nous dans nos métiers. Seulement où était l’adulte sous le costume blanc et bleu ? Qui occupait la fonction ? Un enfant de trois ans, paradis du stade anal diront les psy, cette époque ludique où l’enfant joue avec les identités sans responsabilité. Just for fun. Lundi je suis pompier, mardi chirurgien et mercredi inspecteur de police. Suffit de changer le costume et de faire les gestes. Je me souviens de mon frère âgé de 4 ans, pilote de ligne dans le jardin qui renversait régulièrement son Boeing 747, en l’occurrence une caisse posée sur un talus et la redressait d’un coup de pied avant de remonter dedans. Allez, on redécolle !
Contrée merveilleuse de l’enfance, univers du « jamais jamais » qui ravit les Peter Pan, de plus en plus nombreux dans un monde où le virtuel et le jeunisme poussent à tous les excès, ego à la manœuvre. L’ego peut beaucoup, en chambre ou en cabine. Il se déchire sur la réalité. Non, on ne redécolle pas. On est embarqué, disait Pascal. A nous de piloter juste, dans un alignement tête, corps et âme. Sinon le risque est de sombrer et sans superbe, comme on se noierait dans sa baignoire ou encore on se casserait le bras en se brossant les dents.
« Mille millions de mille sabords ! » prévenait le Capitaine Haddock, marin prévoyant qui , en dépit, de son penchant pour la bouteille, restait toujours honnête. Oui, mille millions de mille occasions de nous saborder, de faire n’importe quoi. Cela nous faisait rigoler, enfants. Continuons à y penser, adultes. Après tout, Tintin c’est de 7 à 77 ans. Au moins ! »